Autour de moi tout grouillait dans le poste de police, où j’avais été amené pour y faire une déposition. J’attendais l’inspecteur délégué à l’enquête, vraisemblablement occupé à dépêcher une équipe sur le lieu du drame que j’avais malgré moi provoqué. Dans ma tête passait et repassait le récit de ces dernières heures dont l’onde de choc continuait à sévir...
Nous venions de commander deux cafés. Le serveur revint un peu plus tard avec les tasses et le ticket.
F. avait encore ses yeux pleins d’étoiles, mais donnait l’impression d’être plus gêné qu’au début de notre conversation. Il avait le sentiment de m’en avoir trop dit, de s’être laissé emporter par ses impulsions. Il avait l’attitude de ceux qui, traqués, courent avec empressement dans la forêt et, poussés par leur élan et l’espoir d’une issue, se retrouvent en terrain découvert, sans possibilité de retour ni de cachette.
De par nos rencontres multiples et fréquentes, j’avais compris qu’il cultivait un certain art, soigneusement, avec extase, mais que je percevais comme tragique. De temps à autre, ses yeux resplendissaient, ses pupilles se dilataient pour laisser surgir des éclairs, comme la porte d’un lieu magique et gardé s’entrebâille, pour laisser le souffle d’un vent frais et de bon augure en renforcer la puissance vitale, permettant d’apercevoir de grandes et fastueuses allées.
Nous discutions depuis une bonne heure déjà dans ce troquet du Quartier Latin. Nous aimions nous y retrouver tous les deux, seuls, et nous nous asseyions presque toujours aux mêmes places. Nous avions fait connaissance ici même ; il était en train d’écrire quand j’arrivai et m’assis à deux tables de là. Je sortis un livre et commanda un café. Je me sentis peu à peu observé : un regard puissant et attentif se portait sur moi. Troublé par cette impression, je levai la tête. L’ouvrage avait un effet hypnotique sur lui. D’un geste de la main, je brisai le charme et il me demanda la permission de s’asseoir à ma table.
–Il est tellement rare de voir des gens lire ce bouquin qu’à chaque fois je ne peux résister à l’envie de poser plein de questions : comment, où, pourquoi... Ce livre m’intrigue tant, me fait tellement d’effet, que j’ai envie de savoir ce que ceux qui le parcourent ressentent. Vous voyez, j’aime la littérature et l’éprouve en émotions, multiples et diffuses.
–A vrai dire, je viens à peine de le commencer. Je l’ai acheté il y a seulement une demi-heure, l’ai feuilleté en marchant et, absorbé, j’ai décidé de rentrer dans un café pour en entamer plus attentivement le contenu, a priori intense, en attendant mon cours.
–Vous êtes étudiant, me demanda-t-il, semblant incapable de déterminer mon âge.
–Professeur de lettres.
Nous avions enchaîné sur l’enseignement, la pédagogie, et d’autres sujets qui semblaient l’intéresser, qu’il devait sans doute pratiquer avec ferveur, car son flux de paroles avait une saveur rare. Quand, à regret, je dus partir, je lui demandai si nous pouvions nous revoir et il me fixa un rendez-vous pour le lendemain. Nous nous retrouvions ainsi depuis des mois pour parler, nous promener, ou les deux à la fois.
Il m’emmenait parfois dans des lieux qu’il aimait particulièrement et qu’il décrivait avec des mots ; mais souvent, son visage parlait plus qu’eux et laissait refléter qu’il y avait vécu des événements que par contre il n’évoquait jamais, ni en paroles, ni sous une autre forme, qu’il dissimulait presque sous une couverture qui prenait parfois la texture d’un pansement alvéolé, aux trous éclairant une plaie manifestement encore vive.
Je l’appréciais pour l’aura qu’il dégageait ; le fréquentais aussi parce qu’il m’intriguait. Quelque chose en lui m’impressionnait et m’effrayait en même temps.
Nous n’avions plus jamais reparlé de ce livre initiateur de notre relation, alors que je l’avais lu et relu, qu’il avait éveillé en moi des émotions nouvelles, qu’il m’avait par endroits repoussé, par moments attiré ; j’avais éprouvé grâce à lui plusieurs sensations toujours étranges, toujours riches. C’était une sorte de grande description sous plusieurs angles différents d’une seule et même vie. Sur les quatre parties qu’il comptait, chacune s’intéressait à une vue différente ; c’est un peu comme si à chacune d’elles on avait opéré un quart de tour sur place sans autrement bouger : on se trouvait au centre d’un immense jardin personnel à quatre cotés. Ce qui était à la fois prenant et suffocant, c’est qu’autour de cette clairière on éprouvait la présence d’une forêt inextricable et touffue, qui interdisait à un éventuel intrus d’en sortir ; il lui aurait fallu connaître une Ariane, ou avoir l’intelligence d’un Dédale, tant les nuances, les parfums, les raffinements y semblaient à la fois fins et subtils, inaccessibles et terribles. Sans méfiance ni un certain détachement, on pouvait vite se retrouver en possession d’une vision de la vie explosive et dangereuse, ce qui revenait à en être prisonnier, ou enferré dans les ultimes questions que soulevait l’auteur, qu’il extirpait des entrailles de la terre, en décrivant une mort énigmatique : un phœnix se consumait et, contrairement à la légende, il ne renaissait pas de ses cendres. Qui était ce phœnix ? Pourquoi son destin avait-il étonnement basculé ? Que signifiait cette inflexion provoquée ? Ces interrogations m’obnubilaient et j’avais parfois peine à m’en délivrer.
Je comprenais que ce livre l’ait beaucoup touché, et qu’il y ait attaché tant d’importance. Il l’avait comme appris par cœur, car parfois il lui arrivait, sur les lieux qu’il me montrait, d’employer des images qui y étaient contenues pour les décrire. Puis, une fois la description terminée, il se taisait brusquement comme un conservateur de musée qui en a fini avec un tableau, et ne disait quasiment plus rien. Nous quittions le lieu où nous étions pour déambuler dans d’autres, jusqu’au moment de notre séparation.
Je ne posais jamais de questions sur sa vie. Je savais à peine ce qu’il faisait, où il vivait, qui il fréquentait. Rien ou presque ne perçait, si ce n’est furtivement, ou dans les expressions de son visage ; mais tout était extrêmement implicite et je ne pouvais acquérir de certitude. Nous parlions peu de nos vies respectives ; c’était une sorte de règle, de contrat tacite entre nous ; pour le conquérir et ne pas l’effaroucher, j’avais compris qu’il me fallait être discret à son égard, que je devais lire entre les lignes d’un texte au corps interdit.
Aujourd’hui, il m’intriguait de manière plus aiguë, et il l’avait senti. J’étais plus curieux qu’à l’accoutumée et il était sur la défensive.
Il venait pour la première fois de me raconter une histoire qui lui était arrivée : une femme venait d’entrer dans le café, et il semblait subjugué. Elle était brune, avec un visage à la fois candide et mûr, le visage de celles qui promettent, autant qu’on puisse les atteindre et les apprivoiser, un amour pur et intense, à la fois de mère, de femme et d’enfant.
–Elle me rappelle une fille que j’ai connue, me dit-il. A peu près à la même saison, nous nous promenions dans un jardin pas très loin d’ici. Je l’aimais passionnément ; elle était un phœnix. Quand je l’ai prise dans mes bras pour la dernière fois, elle s’est transformée en cendres. Le phœnix s’est alors perdu dans ses cendres.
–C’est-à-dire ? lui demandai-je, venant d’entendre mot pour mot le dernier passage du Phœnix égaré, ce fameux livre dont nous ne parlions jamais.
–Pardon ? me répondit-il évasivement.
–Je voudrais savoir si tu sais ce que signifie cette métaphore contenue dans le Phœnix égaré, et que tu viens de citer.
Il eut une secousse, comme quelqu’un qui dessaoule brusquement à la suite d’un retour forcé à la réalité.
–Oui, ce livre que je lisais le jour où tu m’as abordé : le Phœnix égaré.
–Je ne me souviens pas.
Il se souvenait très bien. Je le savais, mais il avait peine à le cacher. Il chercha vraisemblablement un moyen d’esquive, qu’il trouva finalement en prétextant un rendez-vous subit.
Il quitta le café et je fus soudainement sous l’emprise d’une envie de le suivre discrètement. J’eus un pressentiment étrange, l’impression qu’il m’avait donné malgré lui la clef qu’il me manquait. Je pourrais alors ouvrir les portes closes et burinées qui me mèneraient à la fois à son intimité et à la compréhension de ce livre qu’il semblait dominer mieux que personne.
Il marcha d’un pas rapide, tournant avec précaution dans les ruelles, repassant plusieurs fois dans les mêmes comme pour semer d’éventuels poursuivants. Dans une allée déserte, et en fin de compte proche du café, il s’arrêta finalement devant un couloir et s’y engouffra. Je l’y suivis et pénétrai dans une courette bordée d’arcades, semblable à un ancien cloître, avec des pins à gauche, des cyprès à droite et, au centre, reliant les deux rangées, un parterre de lis rouges et de chrysanthèmes. Oubliant toute méfiance de sa part, j’avançai doucement vers les fleurs disposées comme des lettres, des chrysanthèmes étant glissés entre les lis, d’autres entourant l’ensemble ; j’étais dans le vestibule d’un espace aux données décalées, ou je sentais que plus rien ne se déroulerait comme avant. Cet endroit respirait le mystère et le drame.
Mes pensées galopèrent et mon cœur avait peine à supporter un tel rythme : les lis du livre ne pouvaient désormais être que rouges ; tous ces lieux qu’il m’avait montrés étaient dans le livre, distordus, mais à l’instant reconnaissables. J’avais la clef. Ce jardin était la clef d’un autre, celui de son passé.
Tout d’un coup, je sentis une présence derrière moi. Me retournant, je le vis : accablé, son visage avait pris depuis tout à l’heure de nombreuses et douloureuses années. Il transpirait soudainement la mort.
D’un pas prudent, je m'approchai vers lui, initiative qu’il stoppa net d’un bras tendu et rigide comme un bélier prêt à dévaster une lourde porte.
–C’est toi, lui lançai-je furieux.
–Oui, je suis l’auteur de ce livre sans succès qui a terminé au pilon ou sur les étals de brocanteurs. Je peux te le dire maintenant : ce livre n’est que le long récit de mon amour tragique.
–Le Phœnix égaré, c’est celle dont tu parlais tout à l’heure, et si elle n’a pas émergé de ses cendres, c’est qu’elle est morte, et ton attitude de tout à l’heure laisse présumer que...
–Je l’ai assassinée. Et bien oui, je l’aimais et je l’ai tuée. Autour de cette fleur si sublime, de cet edelweiss, j’avais construit toute ma vie. J’avais fait de notre relation commune le plus beau jardin conjugal dans lequel tout être doué d’un quelconque sens esthétique et animé d’un amour passionné peut rêver de déambuler, où la fontaine possédait l’eau la plus pure et la plus vaillante qui soit. Seulement, un jour, je l’ai surprise au bras d’un autre. J’étais désemparé. Elle avait donc goûté au fruit défendu par la fidélité et la puissance de mon amour. Petite Pandore, elle avait ouvert la boîte aux vices. La jalousie m’ayant assassiné, elle allait périr en Enfer, et son Adam avec elle. Elaborant toute une stratégie qui partait d’une rencontre avec le coupable et de notre sympathisation, je leur donnai au bout de longs mois d’attente rendez-vous ici même, au niveau de l’arcade du fond. Je les attendis dissimulé et assomma cet inutile d’un coup de crosse de revolver. Elle n’eut pas le temps d’hurler que je l’assommai à son tour. Je les bâillonnai et les ligotai solidement. Ayant préalablement maquillé cette cour en chantier, j’avais creusé un trou où je les enterrai tous les deux.
–Vivants ? demandai-je, du dégoût plein le gosier.
–Pour que même en Enfer ils ne réitèrent pas leur faute. Petit souci pédagogique, sans plus.
–Et maintenant, il y a ces fleurs dessus : lis rouge, symbole d’amour interdit, et chrysanthème symbole de mort.
–Finement observé.
–Mais alors, pourquoi ce livre ? Pourquoi avoir donné au public un objet aussi dangereux ? C’est de l’inconscience !
–J’avais l’espoir ultime qu’elle revive, ayant expié sa faute.
–Et moi, je servais aussi à exorciser. Je n’ai été qu’un jouet entre tes mains : tous ces lieux que tu m’as montrés, tu ne les visitais qu’avec tes chimères !
–Il fallait qu’elle revive. Sans elle, je ne suis plus rien ; une épave à la dérive tout au plus.
–Tu es complètement fou.
–Fou ou pas, maintenant, je dois mourir. Grâce à toi, j’avais retrouvé mon phœnix, et à cause de ton impudente curiosité, il vient de se calciner à nouveau. Seules les flammes de l’au-delà pourront me le redonner.
Il se mit à marcher vers moi, d’un air halluciné. Pétrifié par la peur et le dégoût, je ne bougeai pas. Il me jeta à terre violemment, et continua sa route jusqu’au parterre. Devant ce tombeau atroce, il sortit un revolver, planta le canon dans sa bouche et tira.