On n’oublie jamais la maison de ses premiers pas, comme on n’oublie jamais le port qui a vu mettre à l’eau son navire pour la première fois. L’enfant que j’étais a joui simplement de l’herbe sous les pieds et de la chaleur du foyer dans la cheminée ; mes grands-parents me nettoyaient auprès du feu, les pieds dans une bassine d’eau, nu face aux flammes qui réchauffent et sèchent un corps après une journée passée à jouer dehors.
On n’oublie pas les lignes sinueuses qui ramènent au foyer si cher et tendre après une semaine passée à la Capitale, tous ces villages traversés, cette nationale meurtrière franchie, et enfin la première ferme sur la gauche, puis le virage, l’école, et juste avant la descente, le traditionnel arrêt chez le boucher : “Salut, cousin de la Selle”, en réplique au tout autant traditionnel : “Salut, cousin de Paris”, qui marque toute une enfance.
On n’oublie pas les courses faites chez la boulangère, ni la monnaie du pain qui servait à acheter des bonbons ; ni le sourire de la quincaillière, ni l’ambiance feutrée, quoiqu’un peu sombre et enfumée du bar-tabac, où on court chaque semaine chercher l’Eclaireur, avec sa cargaison de nouvelles. En toutes saisons, dans le jardin, le champ, ou lors des balades dans la Forêt Carrée, j’ai goûté l’air assaini par ce vent frais qui parcourt la plaine. Je venais souvent le sentir chatouiller le grand chêne, mon grand chêne, qui trône avec majesté dans ce champ, que j’ai connu en friche, qu’il a fallu défricher puis, printemps après printemps, tondre.
On n’oublie pas ces travaux d’entretien de la pelouse, des haies, de la vigne vierge sur les murs, chacun étant caractéristique d’une nouvelle saison, chacun donnant un point de repère incontestable dans le temps. L’élagage des thuyas marque la fin de la belle saison, comme le défilé des anciens dans la rue du bourg rappelle la fin de la Grande Guerre.
Toutes ces petites habitudes forgent une vie après tout, elles font d’un port un refuge, d’une anodine maison familiale un havre de paix, une bouée de sauvetage pour les coups durs. Dans une vie d’adulte, le fait de retrouver son atmosphère d’enfant, le calme du soir auprès du feu, et le silence, offre une pause dans le flux du temps. Reconquérir son territoire à la manière d’un chat, qui se promène inlassablement, et quasi machinalement dans les alentours, afin de vérifier si les mêmes arbres sont toujours là, si le lavoir marécageux derrière la maison du Vieux n’aurait pas repris du service, redonnent des points de repère dans le flou du temps.
Transformation après transformation, le village reste au fond le même, car les souvenirs s’y sont greffé. L’abbé ne vieillira plus, et la mare désormais comblée comprendra son lot de moustiques ; je pense encore au ballon tombé dans le jardin du père machin à aller chercher, et cet accueil chaleureux, malgré le dérangement. Le bourg évolue, mais toujours au creux de la pupille reste une petite tâche, qui filtre la lumière, et redessine le tableau d’une vie qui ne se reproduira plus, mais qui ne s’est toujours pas éteinte.
Je n’oublierai pas le village de mes premiers pas. Je saurai, comme ce vieux chat adopté que j’ai accompagné dans la neige, qui m’a griffé avant de s’éloigner et que je n’ai jamais revu ; je saurai où mourir en paix, et dans le recueillement.