Ce cœur qui voguait allègrement sur un océan de plénitude a définitivement pénétré une mer de déréliction, balayée par de sourdes et insidieuses tempêtes. Elles sont telles qu’elles bouchent l’horizon et masquent le détroit, seule échappée possible. A moins que celui-ci n’ait été obstrué par d’énormes rochers poussés par de pernicieuses forces.
Il a eu beau parcourir de long en large cette mer sournoise et indésirable, il n’a fait qu’aller de Charybde en Scylla. Toutes les côtes, tous les récifs se ressemblaient tant qu’ils paraissaient sans limites et ne laissaient par conséquent aucun amer. Les repères n’existaient plus et ce galion jadis si lumineux si imposant n’a plus que la forme d’un vaisseau fantôme, aux mâts tronqués, aux voiles déchirées, à la barre volage.
Mon cœur s’est échoué et la fissure engendrée a semblé impossible à colmater, et ne l’est sans doute encore pas. Comment aurais-je pu le faire avec ce vent furieux qui n’a cessé de souffler au dessus de cette mer abandonnée sur laquelle mon cœur a vogué depuis tout ce temps à la recherche du détroit, de ce passage qui débouche sur l’océan de la plénitude ? Pourtant, ce n’est pas la première tempête qu’il essuie ; ce n’est pas la première fissure qui se crée.
En quittant le port de la résignation dans lequel il s’était réfugié un court instant, il avait juré de ne point y revenir, ou alors ce serait pour ne plus jamais en ressortir, pour y mourir au milieu de tant d’autres cœurs meurtris. Il savait alors qu’il risquait de rencontrer les courants venant de cette mer, voire de dériver vers elle, cette contrée où il y a de nombreux tumultes, de nombreuses lames de déréliction, de nombreux retournements. Il avait choisi l’océan car c’est le lieu où vivent les plus majestueux dauphins, où la lumière est la plus belle et les vents sont les plus porteurs. Ces vents qui soufflent sur mes voiles spirituelles les gonflaient et propulsaient mon cœur toujours plus près de l’horizon.
Au cœur d’une nuit sans lune, un grand fracas s’était fait entendre et, quand la lumière fut revenue de manière toujours sporadique, ces écueils étaient là, ayant pénétré mon cœur. Tous les serpents, tapis dans les rochers, à l’affût du moindre navire et surtout de la moindre brèche en son flanc, avaient déjà investi la place, et dansaient et riaient en déchiquetant impitoyablement tous les bagages, toutes les richesses emmagasinées au cours de toutes ces années de voyage magnifique.
Aux lourds nuages noirs porteurs de malédiction ont succédé des nuages plus légers déversant langoureusement cette pluie fine et douce qui purifie les parois de mon cœur et qui met en fuite tous ces reptiles qui avaient eu tout de même le temps d’imprégner de leur venin les parties les mieux cachées. Tout ce sang qu’ils buvaient comme des vampires se déverse à présent dans la mer. Ce sang est noir, si noir ; il a à jamais perdu sa rougeoyante teinte...